En
mai 1940, en quelque jours, 800 000 réfugiés belges partaient sur
la route de l'exil vers la France. En 1914, la fuite à l'étranger a
concerné plus d'un million et demi de Belges. Il faut s'en rappeler.
Et être solidaire aujourd'hui des exilés sur notre sol
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OPINION de Manuel Abramowicz publiée dans le quotidien La
Libre Belgique
du 9 septembre 2015.
A l’heure actuelle, la question migratoire et asilaire fait massivement la « une » de l’actualité, avec des drames horribles qui se déroulent au quotidien. Le dernier en date « s’illustre » bien évidemment par la photo - qui est déjà devenue historique désormais - du corps sans vie d’Aylan Kurdi, enfant réfugié syrien de trois ans, retrouvé seul sur une plage de la côte turque, bien connue de millions de touristes européens.
A l’heure actuelle, la question migratoire et asilaire fait massivement la « une » de l’actualité, avec des drames horribles qui se déroulent au quotidien. Le dernier en date « s’illustre » bien évidemment par la photo - qui est déjà devenue historique désormais - du corps sans vie d’Aylan Kurdi, enfant réfugié syrien de trois ans, retrouvé seul sur une plage de la côte turque, bien connue de millions de touristes européens.
Cette
actualité se rythme encore par des surenchères politiciennes
contre-productives, par la lâcheté de gouvernements occidentaux et
proche-orientaux refusant d’accueillir des exilés sur leur sol,
par le réflexe pavlovien de la « forteresse assiégée »
de la part d’Etats-membres de l’Union européenne, par la
coresponsabilité directe de nos gouvernements dans les raisons de
l’exil de ces milliers de réfugiés, par le toupet scandaleux d’un
intellectuel français ayant ordonné à son président de l’époque
des bombardements pour des « raisons humanitaires », par
la xénophobie ambiante endogène aux crises économiques et par
l’exploitation nauséabonde de l’« épouvantail de
l’invasion ». Ce dernier est agité avec force par les
adeptes fanatiques de l’« Ordre » et de la
« Sécurité ». Qu’ils soient naturellement d’extrême
droite ou provenant des rangs de partis traditionnels, labellisés
« démocrates », ils agissent dans l’objectif de
« lepéniser » ou de « vlaamsbelanguiser »
leur lexique idéologique, pour séduire et attirer les électeurs du
Front national et du Vlaams Belang.
En
cette période extrêmement douloureuse, face aux images qui nous
sont renvoyées tous les jours par les médias d’information et
pour contrecarrer les réactions égoïstes qu’elles provoquent
chez ceux qui sont totalement étrangers à la compassion, à la
solidarité, à la fraternité et à l’humanité, il est bon de
rappeler notre propre histoire nationale. Dont des périodes
cruciales ne sont, hélas, que trop peu, voire même pas du tout,
enseignées dans les écoles.
Il
y a quelques jours, j’ai acheté dans une bonne librairie
bruxelloise la publication « Cureghem - Résistance et
Déportation ». Elle a été éditée en septembre 2014 par
diverses associations sociales et culturelles anderlechtoises (1).
Elle aborde notamment l’histoire de la population juive immigrée,
réfugiée politique et ouvrière vivant, bien avant la Seconde
Guerre mondiale, dans ce quartier populaire de la commune bruxelloise
d’Anderlecht, situé entre la gare du Midi et le canal de
Bruxelles. La couverture de cette publication reprend une peinture de
l’artiste anderlechtois Maurice De Winter.
A
son sujet, il est écrit : « La
toile représente le retour en 1941
(après l’invasion de la Belgique par l’Allemagne) de
personnes
qui
avaient fui vers la France. Ils remontent la rue de Fiennes, en route
vers l’Institut Notre-Dame où les réfugiés qui rentraient
étaient accueillis. »
D’après
le livre « La vie quotidienne des Belges sous
l’occupation »(2), l’invasion de notre pays par le Reich
hitlérien, le 10 mai 1940, et les 18 jours de combat qui suivirent,
ont causé la destruction de plus de 10 000 immeubles, endommagé
partiellement plus de 33 000 constructions, blessé 12 433 civils ou
soldats, tué 5 367 militaires et plus de 12 000 civils. Ensuite, la
défaite belge poussa - en quelques jours seulement - quelque 800 000
réfugiés sur la route de l’exil. Pour les auteurs de ce livre :
« Le
chiffre total d’un million et demi de réfugiés belges en France
doit approcher de la réalité. »
© Blaise Dehon - La Libre Belgique
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… des
profiteurs !
Concernant
leur accueil, ce livre sur l’occupation allemande dévoile que
« vis-à-vis
d’eux, le comportement des Français fut assez fluctuant. La
sympathie condescendante traditionnelle envers les francophones fut
plus modérée envers les Flamands supposés parler un patois
allemand ». La
capitulation de la Belgique et sa soumission à l’occupant
« déclenchèrent
des réactions incontrôlables et incontrôlées envers les réfugiés
belges ».
On y apprend ainsi que « certains
Français dépourvus de tout esprit de fraternité croyaient devoir
exercer contre les Belges des représailles ».
Fuyant jusque dans l’ouest de la France, à Bordeaux, les autorités
locales avaient émis une interdiction à nos réfugiés de s’y
installer. Et ce, malgré le fait que leur « situation
était catastrophique ».
Plusieurs migrants belges y furent même assassinés par « des
soldats français en déroute »,
les prenant pour des « agents
de la Cinquième colonne »
allemande s’infiltrant en France, comme avant-garde en vue de son
invasion à venir. Aujourd’hui encore, la thèse conspirationniste
d’une infiltration massive d’islamistes parmi les réfugiés est
développée par les professionnels d’extrême droite - et pas que
- de l’intoxication raciste.
Avant
« l’An 40 », la France avait déjà ouvert ses
frontières aux Belges, dès le début de la Première Guerre
mondiale. En 1914, la fuite à l’étranger a concerné un Belge sur
cinq, soit plus d’un million et demi de personnes. « L’entrée
des troupes allemandes en Belgique en août 1914 provoque l’exode
de centaines de milliers de Belges. Accueillis en France, ils sont
reçus en héros, avant d’être taxés de profiteurs »,
mentionne un article publié sur le site de France 24 (3). Avec la
précision suivante : « Au
fur et à mesure des mois, le regard sur ces exilés change. En ces
temps difficiles, certains Français se montrent de plus en plus
hostiles. Ils les accusent de n’être que des profiteurs. ''Les
réfugiés reçoivent des aides de l’Etat français, ce qui
correspond à ce que reçoit la femme d’un poilu combattant. Avec
le temps, on trouve que cela est une charge pour le pays'' ,
explique Jean-Pierre Popelier, auteur d’un livre sur ce mouvement
massif de population intitulé "Le premier exode" (4). Les
réfugiés ont également du mal à s’intégrer et à trouver du
travail. »
Solidaire
aujourd’hui
Dans
notre histoire récente, au vingtième siècle, les réfugiés ont
donc aussi été des Belges. Ciblés par les stéréotypes et les
préjugés racistes alimentés par les nationalistes populistes, nos
compatriotes d’antan furent concentrés aussi dans des camps pour
migrants, avec d’autres exilés européens : Luxembourgeois,
Hollandais, Allemands et Italiens (antifascistes), ainsi que des
républicains espagnols (antifranquistes). Ils fuyaient tous la
guerre pour éviter d’être affamés, persécutés, arrêtés,
torturés, déportés, tués… comme aujourd’hui les Syriens et
bien d’autres victimes de conflits armés de par le monde. Comme la
famille du petit Aylan Kurdi.
Il
faut s’en rappeler. Et être solidaire, pas seulement en pensée,
avec les réfugiés et les migrants d’aujourd’hui. C’est un
devoir politique, citoyen aussi.
MANUEL
ABRAMOWICZ
Petit-fils de réfugiés, fils d'un
réfugié, époux d'une réfugiée, enseignant en Haute-Ecole et
rédacteur en chef du journal en ligne RésistanceS.be
Notes :
(1) « Cureghem - Partie 3 - Résistance et Déportation », édité par l’ADIF - Infor-Femmes, le Beeldenstorm, Het Zuiden in Zicht, Intal-ICS Heist-op-den-Berg, Oxfam-Wereldwinkel Hulshout, le MAKS - Media actie Kuregem-Stad, le Musée de la résistance de Belgique (sis à Anderlecht), le Syndicat des locataires et Tochten van Hoop Brussel, septembre 2014, Anderlecht, 87 pages, 13,95 €.
(2)
Jacques de Launay et Jacques Offergeld, « La vie quotidienne
des Belges sous l’occupation - 1940 1945 », éditions Paul
Legrain, Bruxelles, 1082, p. 25 à 27 et 33 à 34.
(3)
Stéphanie Trouillard, « Grande Guerre : l’exode oublié des
Belges en France », article publié sur le site de France 24,
le 30 décembre 2014 (en ligne :
www.france24.com/fr/20140827-premiere-guerre-mondiale-exode-oublie-refugies-belges-france-popelier-sainte-adresse).
(4)
Jean-Pierre Popelier, « La
Grande guerre des réfugiés belges en France »,
éditions Vendemiaire, Paris, 2014, 260 pages.